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POSTFACE À L’ALOUETTE D’OCTOBRE
Prématurément disparu, Bartolo Cattafi (né en 1922 près de Messine, en Sicile, mort en 1979 à Milan) n’en finit pas de nous revenir de colloques en monographies, d’inédits en rééditions S’il fut remarqué par les plus grands éditeurs, il n’en resta pas moins l’écart. Même si les tenants du groupe La linea lombarda, inclinant à certain parti-pris concision et de minimalisme, en firent abusivement un drapeau commode. N’ayant pas de rubrique attirée dans les revues ou les journaux, aucun goût pour les disputes idéologiques qui, en surface, ont été longtemps le pain quotidien de la poésie transalpine des années cinquante et soixante, Bartolo Cattafi n’avait aucune monnaie d’échange dans les réseaux du paraître, de la carrière et de la théâtralisation. Il envisageait au reste la poésie comme une façon d’être plus que comme un métier. De surcroît, il ne se rattachait pas non plus à une tradition identifiable. Et cela, dans un pays où, en vertu d’une conscience aiguë de sa tradition poétique et littéraire, l’autorisation de la parole est fondée sur la citation. C’est à de jeunes, parfois eux-mêmes poètes, qu’on doit sa redécouverte ou, plutôt, une reconnaissance critique posthume, certes décalée dans le temps, mais sans réserve. Contrairement à beaucoup d’autres éminents disparus, Cattafi n’aura pas connu le Purgatoire, c’est même tout le contraire. Car, si à de rares exceptions près, l’œuvre poétique n’a pas obtenu l’attention qui lui revenait de droit, ses recueils ont constamment été réédités, réunis en anthologies et disponibles en édition de poche. Fort heureusement, cette époque s’avère aujourd’hui révolue, et la poésie de cet irrégulier inclassable est désormais tenue pour l’une des plus originales du second après-guerre. L’alouette d’octobre est la dernière publication – une quinzaine de recueils avaient précédé – que le poète ait pu superviser de son vivant. S’il en organisa le matériau, corrigea les placards d’imprimerie, Bartolo Cattafi ne put tenir le livre en main avant de s’éteindre. Coïncidence ou concentration in limine mortis, c’est fort probablement aussi le plus incandescent, le plus abouti et le plus attachant de ses recueils. À travers un destin particulier, celui d’un volatile à l’apogée de sa vie, bientôt foudroyé par les tirs des chasseurs, le titre évoque le destin général au moyen d’une allégorie. Comment la vie peut-elle se changer en mort ? La sidérante contiguïté de la vie et de la mort est partout relevée, poème après poème au moyen d’autres antinomies sans conclusion possible et, plus troublant encore, ininterprétables. Cattafi bâtit son poème en rapprochant des ordres de réalité dépareillés qu’il entrechoque afin d’obtenir ainsi une sorte d’étincelle propre à poser un sens. Aussi haletante que puisse être cette interrogation réitérée du réel, elle ne glane aucune réponse. Le créé apparaît tout entier engagée dans l’énigme mutique de l’élusif. Seules des lignes de force sont décelables. De foudroiement en érosion, d’usure en corruptions diverses, la mort transparaît comme un horizon incontestable. Au sein de l’univers, la mort prend subrepticement une valeur d’articulation. Car une instabilité foncière est la seule forme de stabilité repérable. En tant que telle, celle-ci se nourrit et se reproduit au moyen de la transformation du vivant. C’est cette élémentarité-là que Bartolo Cattafi déploie avec déchirement. L’évidence des choses et leur épaisseur renvoient immanquablement à des "lignes indémêlables", à "de molles matières moléculaires", d’"innombrables particules", à un "tourbillon confus/ d’immuables sombres composantes", d’"atomes" et autres métamorphoses. La physique d’un monde ainsi tissé se laisse découvrir comme un atomisme sauvage "puisque la mort survient / sans échappatoire et en coup de vent. " Une ascendance affleure, celle de Lucrèce. La poésie témoigne toujours d’un événement désastreux, mais la catastrophe de la chute des atomes équivaut toutefois au mouvement de la vie dans une conception de l’univers semblable. Le cosmos demeure en proie à d’incessantes métamorphoses. En perpétuel renouvellement, de consumation en transformation, l’organisme global ne ménage aucun point d’observation fixe susceptible d’ordonner le mystère du pullulement de ses matériaux, hétérogènes et néanmoins susceptibles d’être agrégés. Dans toute son œuvre, et dans L’alouette d’octobre en particulier, face au disparate, c’est une anxieuse quête du lien, du liant, de la relation et de la corrélation qui meut Bartolo Cattafi. Cette recherche se révèle toujours déçue, et néanmoins toujours recommencée. La dégradation cyclique du moindre élément, le cataclysme toujours en acte prennent le pas sur une introuvable transcendance. Ce pourquoi, le nihilisme ravageur de Bartolo Cattafi se profile comme l’un des désenchantés de la poésie de son siècle, en dépit d’une sensualité omniprésente.
La sensibilité du poète incline toutefois instinctivement au fusionnel selon les logiques harmoniques d’une imagination analogique. Au reste, les poèmes de Bartolo Cattafi se présentent comme une anthologie de sensations avant tout visuelles. Mieux, chaque pièce matérialise une perception de l’œil, le plus intellectuel de nos organes, aussitôt jaugée, analysée, évaluée par une raison peu incline à une lâche complaisance. Chaque poème est le champ clos d’une psychomachie opposant la subjectivité d’une sensibilité et l’objectivité d’une raison rigoureuse. Émerveillée par l’extraordinaire profusion du créé, l’une accueille avec ravissement ce que l’autre, incapable d’identifier un principe, rejette. De fait, si le Sicilien est le poète de l’osmose, il n’en est pas moins la poète de la métamorphose, la première se retournant toujours vers la seconde pour s’y dissoudre. De sorte que, dans sa fervente recherche manifestement obsessionnelle, dans son incapacité à poser une signification univoque comptable de l’agencement de l’univers, le poète en vient spontanément à fondre Einfühlung (empathie) et Abstraktion (discours logique), traditionnellement opposés par la tradition romantique allemande. Car, dans la poésie de Cattafi, la sensation se donne immédiatement pour une pensée en acte inséparable de la perception affective qui l’engendre. Chez lui, sentir c’est penser. Et penser n’est rationnellement possible qu’à partir de la sensation. Écartelant ses polarités contradictoires autant que possible, un cercle se dessine. Nous sommes bien en présence d’un cercle vicieux voué à échauder. C’est dans cette inextricable imbrication de l’émotif et du mental que cette poésie trouve sa vibration propre. Infiniment reconduite dans sa brutalité importune et péremptoire, l’ellipse, récapitule toute la stridente violence du vide auquel reconduit inévitablement la poésie de Cattafi. Dans le corps du poème cette figure stylistique semble jouer le rôle qui revient à la force de gravité au sein des lois de la physique. Elle sanctionne tout à la fois une fugacité, une chute et une caducité, les unes plus irrépressibles que les autres. Ainsi, à de très rares exceptions près, délesté de toute ponctuation intermédiaire, précipité tout au long d’un abrupt espalier argumentatif entièrement constitué de rapprochements incongrus, le poème s’éboule vers son point final. Qui d’extase faussement euphorique en ironie doucereuse, ou cinglant sarcasme, se profile comme une aporie. Le composite des matériaux du poème et de ses sensations apparaît comme l’aveugle reproduction du créé identifié à un mobile chaos. Au terme des poèmes, les amples et imaginatifs inventaires, les qualificatifs d’une précision irréprochable, les méandres maîtrisés de la phrase attestent en fin de parcours d’un déficit spectaculaire. Équilibres par un balancement lancinant ou fébrile, les forces de dispersion et les forces de convergence confluent dans une résonance d’une grande densité symbolique. Au point que nous pourrions comparer le poème cattafien à une concrétion minérale polymétallique exemplaire. À un caillou à peine équarri. Peut-être à un silex, toutes aspérités coupantes et veinures chatoyantes. L’effet de compacité se trouve renforcé par un parti-pris de laconisme. Le poème cattafien tient en une seule phrase, exceptionnellement deux, jamais davantage. Dans les raccourcis qui saturent le recueil de leurs frictions, la juxtaposition volontariste de mots dépareillés prend le pas sur leur coordination attendue. L’article est fréquemment absent et le pronom personnel souvent évanescent ou flottant, peu ou mal déterminé, la valeur de l’adjectif difficile à appréhender. La ligne brisée ou l’arabesque venant structurer les pièces poétiques tendent en outre à se passer de liens de causalité. L’auteur entend visiblement proposer le rendu stylistique d’un univers aux membres perpétuellement épars.
Démunie, en proie au désarroi, la raison analytique guette une élucidation qui ne survient pas pour, en bout de course, sanctionner la vanité du dénombrement ou toute autre irréaliste classification. L’ordre du monde s’assimile à un désordre inentamable. Au point que, au terme du recueil, dans le poème intitulé À mon ombre, nouveau Peter Schlemil, l’auteur en vient à prendre congé de son reflet. Sur ce seuil, le poète entérine seulement une certitude négative. Sinon comme contradiction non résolue ou honteux mensonge, aucune représentation n’est par conséquent pensable. Le vitalisme désespéré de Bartolo Cattafi trouve la force de prendre le néant en considération sans se défaire de sa raison. Le vertige de l’instant mis en rapport avec l’éternité cosmique, la fugacité du tout, la brusquerie du soudain, la précision de l’éclair, est tout ce qu’il nous lègue.
Philippe Di Meo
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